Résumé :
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Dans les années soixante-dix, la France giscardienne s’enorgueillissait de ne pas avoir de pétrole mais d’avoir des idées. L’Algérie, elle, a du pétrole – peut-être est-ce une partie de son drame – mais surtout elle a des écrivains et des écrivains qui ont du talent et (accessoirement) des idées ! Il n’est pas une année sans que la littérature algérienne, la littérature française par extension, s’enrichissent de nouveaux talents, de nouveaux romans. Prenez ce Mustapha Benfodil. Certes pour être encore relativement inconnu ici (pas pour longtemps), l’homme, journaliste de son état (il officie à El Watan), poète, dramaturge et romancier, peut se targuer d’une certaine notoriété en Algérie. D’ailleurs la plupart de ses livres ont été publiés dans son pays et exclusivement dans son pays. J’eus la chance de le découvrir il y a quelques années à Alger grâce aux conseils de Mohamed Kacimi. Judicieux conseil pour le coup. Archéologie du chaos (amoureux) est paru en 2007 chez Barzakh. Les éditions Al Dante publient le titre en France, donnant ainsi l’occasion de découvrir une écriture originale et un univers romanesque très personnel. Il est difficile de rendre compte de cette Archéologie du chaos (amoureux), tant son auteur a pris un malin plaisir à brouiller les pistes de l’ordre narratif, à le subvertir même, à mélanger personnages, situations, temporalités, espaces… Qu’on en juge : le livre est à la fois un roman, un “carnet de bord”, une sorte de journal tenu par l’auteur dudit roman et, en dernière partie, une enquête policière puisque ledit auteur aura le mauvais goût de mourir dans des conditions suspectes. Côté roman, il est question du chaos sentimental de Yacine Nalboci, personnage beau, intelligent, misogyne, misanthrope… qui compte faire tomber le régime en inséminant les filles du système, “et quand elles auront de notre engeance une descendance, le ver sera dans le fruit”. Il est écrit par Marwan K. qui tient ce “carnet de bord” où il consigne ses états d’âme, ses doutes entre deux joints. Autant Yacine est beau et séduisant, autant Marwan est laid et repoussant. Sur le corps de l’écrivain, on retrouvera un long mail et un manifeste politique. L’enquête est menée par l’inspecteur Kamel El Afrite, inspecteur sur le retour, fatigué des cadavres, il a perdu de sa superbe aux yeux des collègues, lui qui a épinglé ce slogan dans son bureau : “Les mots pas les morts.” Et ça tombe bien car son investigation, toute personnelle, relève de “l’enquête”, de “l’autopsie” “littéraires”. Il dissèque cette Archéologie du chaos (amoureux), “jusqu’à me crever les yeux, en longueur, en largeur, en hauteur, en épaisseur, de droite à gauche, de gauche à droite, en transversale, entre les lignes et en diagonale, délaissant mes autres affaires, la visite de mes enfants, le boire et ses déboires, sans parler du verbe ‘dormir’”… Comme le lecteur. Mustapha Benfodil multiplie les protagonistes, les inscrit dans un jeu de miroir où les personnages du roman sont le reflet plus ou moins déformé du groupe constitué autour de Marwan K, ou vice-versa. Comme Archéologie du chaos (amoureux) entend aussi “déconstruire l’ordre narratif national”, ce texte inclassable est aussi un manifeste, le “Manifeste du chkoupisme” écrit par Marwan K. pour rallier à son étendard un collectif d’artistes, “les Derviches péteurs” et autres “anartistes” qui entendent “prendre esthétiquement, linguistiquement, le pouvoir et défaire les récits officiels”. Et ce n’est pas tout. Si Archéologie du chaos (amoureux) furète du côté de l’exil palestinien, c’est Alger qui occupe le devant de la scène. Alger des années deux mille, sa jeunesse encore groggy, les pieds englués dans la boue d’une autre génération, mais déjà en quête de liberté et d’amour. Benfodil multiplie les citations, convoque auteurs et références pour éclairer (ou assombrir) le chemin. Il y aurait là de l’intertextualité, comme diraient de doctes universitaires, et la mise en abyme – roman/carnet de bord/enquête – pourrait en figurer une autre – récit officiel/ secrets du texte/déconstruction de l’ordre narratif national. Une incursion dans le cyberespace (peut-être une première dans le roman algérien), deux trois références mathématiques ne gâchent pas le plaisir et pourquoi s’en priver quand, comme l’auteur, vous êtes un matheux de formation. Est-ce tout ? Non, restent l’écriture et l’univers romanesque. La langue file en un processus continu de création, d’inventivité. L’humour y est mordant, rude. Il pétarade tour à tour athéiste, misanthrope, blasphématoire ou érotique. Tout cela est déjanté, génialement déjanté. Benfodil crée des mots, mêle français et arabe jusque et y compris dans la graphie, prose et poésie, déploie une idée par page (ou presque). Tout cela baigne dans une “philosophie du désespoir” où, entre la fumée des joints et les vapeurs d’alcool, émergent les nombreuses citations empruntées à Cioran. Kateb n’est pas loin. Sénac est tout proche. Avec Benfodil, la littérature passe de l’agitprop à la “pop littérature” : “La littérature n’a pas pour mission de changer le monde mais seulement de le singer. S’il ne fait que cela, un artiste engagé est un artiste encagé.” Dans la tripotée d’auteurs cités, il aurait pu faire figurer un certain Albert Cossery. Si Benfodil ici ne partage en rien le style de son illustre aîné, il cultive pas moins pour autant quelques points communs. Subversif
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